Les deux défis de la fonction publique

07 juin 2024
Navire de la Garde côtière canadienne près de Halifax, en Nouvelle-Écosse.
La Semaine nationale de la fonction publique est l’occasion de reconnaître les nombreuses façons dont la fonction publique facilite le commerce et l’investissement, comme l’importance de la Garde côtière canadienne pour le commerce maritime. 
 

Ceci est le premier article de notre série de textes soulignant la Semaine nationale de la fonction publique de 2024, qui a lieu du 9 au 15 juin. Cette semaine, Retraités fédéraux reconnaît le travail des fonctionnaires et la valeur d’une fonction publique fédérale forte. Dans cette série, nous avons demandé à des experts d’explorer des questions, notamment la voie à suivre pour les services de la fonction publique et la façon dont la privatisation affecte les Canadien·ne·s. Dans ce premier article de notre série, l’ancien greffier du Conseil privé Michael Wernick examine ce que l’avenir réserve au secteur public fédéral et comment ce dernier devra réagir.

En ce déroulement de la 32e Semaine nationale de la fonction publique, il est utile de rappeler son but, que voici : « reconnaître la valeur des services rendus par les employés de la fonction publique fédérale ». Au fil des ans, la semaine a peut-être remporté plus de succès en fournissant une plateforme pour des activités visant à promouvoir la fierté et la reconnaissance interne qu’en tentant de rejoindre le grand public. Par contre, il pourrait être particulièrement important de commencer à mobiliser un public plus vaste.

Le secteur public entre dans une autre période où des changements spectaculaires s’annoncent. Le moment est précisément à point pour défendre l’importance d’une fonction publique dynamique et efficace et de préconiser une gestion réfléchie et intelligente de ces forces de changement.

Si l’on combine les gouvernements fédéral, provinciaux, territoriaux, municipaux et autochtones, cela signifie qu’un·e Canadien·ne sur cinq travaille dans le secteur public. Au cours des dernières années seulement, le secteur a navigué sur « des eaux tumultueuses », à commencer par l’arrivée de la pandémie en 2020. De nombreux Canadien·ne·s ont reconnu les efforts déployés par les services du secteur public pour faire face à la crise de la santé publique, stabiliser l’économie, maintenir les flux des chaînes d’approvisionnement et adapter une vaste gamme de services externes et internes à la prestation en ligne. Ces réalisations avaient revêtu un caractère encore plus extraordinaire du fait que les fonctionnaires étaient également aux prises avec des mesures de confinement et de contrôle des infections, tout en prenant soin de leur famille.

La pandémie a eu plusieurs répercussions. Elle a accéléré le transfert de nombreux flux de travail vers des plateformes en ligne, allant du partage de documents à la tenue de réunions. Combinée au retour de l’inflation après des décennies d’absence, l’émergence du travail hybride a produit un environnement tendu pour la négociation collective postpandémique. Nous avons constaté des pressions en matière d’emploi dans plusieurs provinces et connu la première grève de la fonction publique fédérale depuis une génération. La reprise rapide des voyages après deux ans de restrictions a braqué les projecteurs sur les passeports et les services frontaliers.

Pendant ce temps, tout comme le reste de la société, les services de la fonction publique ont été perturbés depuis 2020 par des conversations dérangeantes sur le racisme et sur le cheminement qu’il nous reste encore à faire au Canada vers la réconciliation avec les peuples autochtones.

L’an dernier, nous avons constaté une première tentative de freiner les budgets de fonctionnement fédéraux en dix ans. Cette année, le budget fédéral a annoncé son intention de réduire les effectifs en douceur. Ces mesures sont loin de l’ampleur de l’examen des programmes de 1995 ou du Plan d’action pour la réduction du déficit de 2012, mais elles marquent un tournant vers des restrictions.

L’année dernière a également attiré l’attention sur le rôle des entrepreneurs et consultants externes. La vague intention du gouvernement fédéral de rediriger une partie de ce travail en l’attribuant aux fonctionnaires n’a pas encore été appuyée par des efforts accrus de formation. L’attention portée aux « boulots secondaires » dans la passation de marchés par certains fonctionnaires a considérablement endommagé la réputation. Une réforme plus poussée des mécanismes d’approvisionnement est maintenant sur la liste de tâches.

Alors que nous faisons le bilan en 2024, il semble peu probable que les services de la fonction publique du Canada connaissent un répit ou reviennent naviguer sur des eaux plus calmes. Certaines grandes forces continueront de créer des difficultés. Par contre, elles présenteront aussi des possibilités.

Dans certains cas, on pourrait les comparer à des astéroïdes en train d’arriver. Ces difficultés et possibilités étaient là avant, mais maintenant, leur présence est plus visible. La combinaison pourrait signifier plusieurs années de perturbations avant qu’une « nouvelle normalité » n’émerge.
 

Des vents politiques changeants

L’un d’eux est le cycle politique. Bien que rien ne soit jamais inévitable, les sondages disent que la fonction publique fédérale doit présentement fournir les services d’un gouvernement actuel occupé et d’anticiper les services pour le prochain. De grands changements sont également possibles lors des prochaines élections provinciales. Gardez l’œil sur le Québec et le retour possible des séparatistes au pouvoir en 2026.

Lorsqu’elles seront déclenchées, les élections fédérales présenteront aux Canadiens des programmes très différents, non seulement des promesses relatives à des politiques et des slogans accrocheurs, mais aussi des points de vue sous-jacents sur la taille du gouvernement et le rôle du gouvernement fédéral au sein de notre fédération.

Ce sont ces points de vue sous-jacents qui orienteront l’attitude du prochain gouvernement au sujet d’un sérieux examen des dépenses fédérales. Il existe une alliance de groupes de pression, de spécialistes des médias, d’universitaires et de politiciens qui préparent un argumentaire sur ce que le gouvernement fédéral doit réduire (mais en présentant de judicieuses idées précises sur les domaines à réduire et comment). Après les élections, il semble inévitable qu’une autre ronde d’examens, sur la même échelle qu’en 1995 ou en 2012, se produise.
 

L’avènement de l’intelligence artificielle

Même si ce n’est pas le cas, nous allons voir une vague de changement engendrée par l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA). L’IA est un terme vague qui définit une gamme d’outils. Certains sont la reconnaissance faciale, la traduction et les robots conversationnels avec lesquels nous nous commençons à nous familiariser lorsque nous faisons défiler l’écran de notre téléphone intelligent. D’autres sont les nouveaux outils génératifs qui peuvent être exploités pour la rédaction et la création de contenu. Les éléments véritablement perturbateurs de l’IA découlent de la progression rapide des « logiciels d’apprentissage » et des modèles de prédiction qui peuvent et vont remplacer ou assister de nombreuses tâches cognitives qui étaient auparavant réalisées par des êtres humains.

L’horizon à moyen terme est maintenant celui d’un grand nombre de changements au sein des organisations, des professions et des emplacements, quel que soit le programme politique et quels que soient les chocs associés à la situation géopolitique ou aux élections américaines.

Les leaders de la fonction publique devront faire face à des intérêts divergents qui mettent à rude épreuve la solidarité. L’appartenance à une génération représente une ligne de faille potentielle. À mesure que les compressions commencent, les jeunes employé·e·s deviennent une sous-classe vulnérable. Déjà, de nombreux jeunes employé·e·s à un poste d’une durée déterminée occupent un emploi précaire. Si l’ancienneté est intégrée plus explicitement dans l’algorithme des licenciements d’employé·e·s permanents (l’expression « réaménagement des effectifs » est l’euphémisme de circonstance), cette tension sera encore plus évidente. Certains lecteur·trice·s pourraient se souvenir des discussions sur les ententes de départ anticipé, les échanges de postes, l’ordre inverse des processus de mérite et les offres d’emploi raisonnables.

À quoi ressemblera une offre d’emploi raisonnable, maintenant que de nombreux fonctionnaires travaillent à domicile dans des endroits éloignés? Une autre ligne de faille est apparue. Elle divise la fonction publique fédérale en deux moitiés, environ : les fonctionnaires qui ont des options de « travail hybride » et ceux qui ont toujours dû se présenter à des lieux de travail physiques en raison de la nature de leur travail. On constate parfois ces lignes de faille au sein du même ministère ou organisme.
 

La « concentration à Ottawa » est-elle chose du passé?

Je prédis que la combinaison des calculs budgétaires, de l’IA et du travail hybride amènera les gouvernements à continuer de déplacer l’empreinte globale des services de la fonction publique fédérale à l’extérieur de la région de la capitale nationale. En tant que ville gouvernementale, Ottawa a probablement fait son temps.

Il ne s’agit pas d’un pronostic pessimiste et catastrophiste. Certains de ces changements peuvent être une bonne chose. Le travail hybride a été à l’avantage de nombreux fonctionnaires ayant des responsabilités familiales. Il pourrait finir par élargir le bassin de talents potentiels et propager davantage de bons emplois partout au Canada. À mesure qu’elle s’améliorera, l’IA aidera les Canadiens à naviguer dans les services transactionnels et les fenêtres de services et à obtenir l’information qu’ils recherchent. L’aide apportée par l’IA facilitera des tâches comme l’établissement des coûts, les analyses financières, les conseils juridiques et le filtrage des dossiers et des piles de demandes.

Mon propre espoir est que l’aide apportée par l’IA puisse réaliser des percées recherchées depuis longtemps dans des domaines traditionnellement difficiles à changer, comme la dotation en personnel, la classification, l’approvisionnement et la gestion des dossiers. Imaginez que nous puissions entrer chaque description de travail et chaque convention collective de l’ensemble de la fonction publique en un solide modèle d’IA développé pour les services de ressources humaines.

L’autre changement, qui sera probablement plus controversé, est la façon dont l’amélioration rapide des outils de traduction et d’interprétation fondés sur l’IA va remettre en question la façon dont nous envisageons la langue de travail et les définitions du bilinguisme.

Le point principal de la vague de changement à venir n’est pas de nier qu’elle s’en vient, mais de la gérer consciencieusement et proactivement afin que le secteur public puisse entrer dans les années 2030 en meilleure position que jamais. Il peut être plus petit, plus mince, plus agile et plus productif, tout en continuant à offrir une valeur réelle aux Canadien·ne·s. La fonction publique peut continuer d’être une excellente possibilité de carrières remplies de possibilités et logiques pour les générations émergentes, comme cela a été le cas pour la mienne.

Dans cet ordre d’esprit, il a été très opportun de faire participer les fonctionnaires à une conversation sur les valeurs et l’éthique au cours de la dernière année. Cela contribuera à donner une orientation. Des questions difficiles ont fait surface, notamment jusqu’où les fonctionnaires peuvent aller pour s’exprimer sur les plateformes de médias sociaux.

La productivité du secteur public représente une conversation difficile qui nous attend. Ces derniers mois, on a beaucoup parlé de la productivité globale du Canada, qui est à la traîne. Certains commentateurs considèrent qu’un gouvernement plus petit et une fonction publique plus petite font partie de la solution.

Il leur reste toujours à passer à l’étape suivante, qui consiste à déterminer ce qu’il faut couper, ce qu’il faut conserver et où on peut regrouper. Tout comme le secteur privé, une attention soutenue à l’égard de la productivité devrait se traduire par des investissements dans la formation et la technologie.  
 

Un toast au secteur public

Il demeure une meilleure conversation à tenir, une conversation qui commence par reconnaître la valeur d’un secteur public dynamique et efficace.

Nous pouvons commencer par évoquer la contribution d’un secteur public efficace à l’économie. Le Canada présente de nombreux avantages, notamment une main-d’œuvre en bonne santé et instruite, des infrastructures matérielles, des agences fiscales et une gestion efficace des frontières, ainsi que des marchés fiables pour les producteurs et les consommateurs, les investisseurs et les prêteurs, les inventeurs et les innovateurs. Les conseils de recherche du secteur public et les laboratoires internes sont les chambres des machines des innovations d’une grande partie de ce que le secteur privé met ensuite sur le marché. Les services de la fonction publique facilitent le commerce et les investissements.

Certains de ces éléments échappent à la vue du public, comme l’importance de la Garde côtière canadienne, des ports et du pilotage associés à plus de 200 milliards de dollars par année dans le commerce maritime ou l’importance du service météorologique d’Environnement Canada pour l’agriculture, le tourisme et les loisirs. On juge encore moins l’importance de Statistique Canada et d’autres organismes à leur juste valeur pour ce qui est de produire des données et de l’information sur lesquelles le secteur privé s’appuie pour prendre des décisions.

Plus de 65 000 fonctionnaires « veillent à protéger » le Canada dans un monde de plus en plus dangereux en travaillant dans les domaines de la défense, de la sécurité et du renseignement, de la cybersécurité, de la Garde côtière, de la GRC et des services frontaliers. Le moment est-il judicieux pour procéder à des compressions?

Alors que nous nous tournons vers l’avenir et pensons à défendre notre démocratie, l’importance du secteur public en tant que réservoir de faits, de données, de preuves et de sciences authentiques et fiables n’a jamais été aussi grande. Les services de la fonction publique peuvent aider les Canadien·ne·s, leurs gouvernements et leurs journalistes à composer avec les assauts de la désinformation. Pour instaurer un terrain d’entente et la confiance, et les conserver, les services de la fonction publique devront devenir plus qualifiés et plus proactifs par rapport à leur travail. Malheureusement, les fonctionnaires seront plus exposés aux abus en ligne et à la divulgation de leurs données personnelles.

Le changement s’en vient. Si nous faisons preuve de délibération, d’assiduité et d’intelligence, nous pouvons améliorer les capacités de la fonction publique, nous attaquer à certains problèmes, tant anciens que nouveaux, et en sortir plus forts que jamais. Pour cela, il faudra tirer des leçons du passé, où trop souvent nous avons réduit les éléments qui comptent sur les capacités futures, comme la formation, l’apprentissage continu et l’investissement dans les services internes.

Nous n’y arriverons pas avec une réduction budgétaire simpliste à tous les niveaux et avec de vieux refrains éculés comme les compressions sur les voyages et la formation. Il faudra faire des choix difficiles au sujet des priorités, et cela vise non seulement nos politiciens, mais aussi la nouvelle génération de leaders émergents de la fonction publique.

La Semaine nationale de la fonction publique importe. Elle est l’occasion de reconnaître et de célébrer les contributions et les réalisations. Mais, en plus de cela, c’est aussi une occasion de réaffirmer et de réengager. Ce que les fonctionnaires demanderont à l’avenir? De la résilience, de la persévérance et un robuste optimisme. Et ils auront besoin d’encouragement et de soutien de la part de leurs concitoyen·ne·s. Après tout, c’est dans notre intérêt.

Après de nombreuses années à titre de sous-ministre fédéral, Michael Wernick a occupé le poste de 23e greffier du Conseil privé, de 2016 à 2019. Il est consultant chez MNP Digital, titulaire de la Chaire Jarislowsky sur la gestion dans le secteur public de l’Université d’Ottawa et auteur de Governing Canada.

Poursuivez votre lecture avec la récente collaboration de M. Wernick à l’Institut de recherche en politiques publiques. Veuillez noter que cet article est en anglais. Son article incontournable explore la nature du processus budgétaire du Canada et les risques liés au fait de se concentrer sur le coût global plutôt que sur la combinaison des dépenses gouvernementales.